Je passais quelques heures a ses pieds, me proclamant le plus heureux des hommes, lui prodigant mille assurances de tendresse, de dévoument et de respect éternel. Elle me raconta ce qu'elle avait souffert en essayant de s'éloigner de moi, que de fois elle avait espéré que je la découvrirais malgré ses efforts; comment le moindre bruit qui frappait ses oreilles lui parraissait annoncer mon arrivée; quel trouble, quelle joie, quelle crainte elle avait ressenti en me revoyant; par quelle défiance d'elle-même, pour conciler le penchant de son coeur avec la prudence, elle s'était livrée aux distractions du monde, et avait recherché la foule qu'elle fuyait auparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d'une vie entière. L'amour supplée aux long souvenirs, par une sorte de magie. Toues les autres affections ont besoin du passé : l'amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguère nous était presque étranger. L'amour n'est qu'un point lumineux, et néanmoins il semble s'emparer du temps.
Benjamin Constant,
Adolphe (1815),
Chap. 3